On ne la voyait pas, ou presque.

Willow était comme le saule : cachée derrière ses longues mèches de cheveux bruns. Ses yeux se fondaient dans la noirceur de sa capillarité, et le blanc de sa peau se noyait dans la blancheur naturelle du paysage. Sa garde robe ne jurait pas avec ce qu'elle était : féminine, elle ne portait pratiquement que des jupes ou des robes, et ne se contentait que de noir, de blanc, et de quelques couleurs affadies.

Il n'était pas dans sa nature d'attirer l'attention. Elle mangeait convenablement, dormait convenablement, vivait convenablement : elle n'était ni trop maigre, ni trop épaisse. Si l'on se fiait à une mesure tout à fait ancienne de l'histoire humaine, avant que l'ont eu découvert leur existence, on lui aurait donné une vingtaine d'années - du moins pas plus de trente -, et une santé quelque peu fragile.
Mais elle avait entamé au printemps lunaire dernier sa soixantième année déjà, et sa peau jusque là fraîche et blanche comme du lait, chose due à son exposition à la lumière blanche de la Lune, paraissait déjà moins veloutée, et son visage était marqué de quelques plis aux joues et aux coin des yeux venant d'un sourire toujours sincère et d'une malice notable.

Elle n'était ni trop grande, ni trop petite. Elle avait poussé rapidement dans ses vingt-trois premières années, et avait passé les sept autres de sa croissance à attendre l'apparition d'une puberté toujours invisible. Sa poitrine n'était pas très développé : elle avait une taille de soutient-gorge équivalent à celle d'une lunarienne de vingt-cinq ans. Ses hanches étaient creusées, certes, mais n'abritaient pas de fesses rebondies.

La seule chose qui eut poussé fut sa chevelure. Petite, vers l'âge de huit ans, lorsque les premiers remous de ses pouvoirs firent leur apparition avec leurs beaux inconvénients, Willow se souvenait s'être mis en tête de laisser pousser sa crinière nuit pour éviter au mieux les bruits étrangers qui la poussaient tant à bout. D'une longueur d'au moins un mètre, ils chatouillaient le bas de ses reins, et ondulaient sur leurs pointes, particularité héritée de sa mère, ce qui n’empêchait leur raideur extrême.

Ce qui la peinait le plus, c'est que personne ne la croyait.
Elle comprenait, vraiment, mais personne ne lui faisait confiance. Pas même ses parents.

Elle n'eut pas le temps de vieillir normalement pour devenir autre chose que ce qu'elle était aujourd'hui. Silencieuse, calme, asociable. Willow ne se mélangeait pas avec les autres, pour la simple et bonne raison qu'ils la fuyaient. Mais elle comprenait, vraiment. Cela ne l'embêtait pas... en surface.

Au fond d'elle, Willow leur en voulait. Avait-elle l'air hostile ? Les heures passées dans le miroir ne lui avaient jamais répondu quoi que ce fut. Pour elle, l'éviter constituait une prison dont elle ne pourrait pas échapper. Avoir hérité de ce "don", de ce "pouvoir", ce n'était pas ce qu'elle avait désiré. Elle l'aurait refusé vivement si on le lui avait proposé. Parce qu'être télépathe n'apportait presque que son lot de malheur.

Tout le monde se méfiait, tout le monde s'éloignait. Tout le monde avait quelque chose à cacher, mais personne ne la croyait quand elle disait qu'elle avait arrêté de tous les entendre. Que pour rien au monde elle n'écouterait ce qu'ils disaient tout bas dans leur esprit, là où personne ne pouvait, ne devait les entendre.

Alors elle se terrait seule, chez elle, à peindre.
Cette pensée la faisait souvent rire. Elle se souvenait d'une chose qu'elle avait appris à l'école, en classe de Culture Terrestre. Elle se souvenait qu'on lui avait raconté l'histoire de la Dame de Shalott. Seule, emprisonnée dans une tour à créer et à admirer le monde à travers un miroir. Si semblable à sa propre histoire, à seule différence qu'elle était capable de regarder le monde directement sans briser son miroir ni sa vie. Du moins, pas comme ça. Mais sortir et vivre sous le joug des autres la tuerait, certainement.
Et elle savait que si elle sortait et ne disait rien sur ce qu'elle était, cela élèverait des soupçons, et bientôt, d'autres révéleraient son identité.

Elle aimerait seulement tant sortir, et vivre. Elle aurait aimé remplacer cette fille, au dehors, qui riaient en compagnie d'autre. Elle aurait aimé être cette femme, là-bas au loin, un enfant dans les bras, et un mari quelque part. Elle aurait aimé. Elle aurait aimé être aimée.

L'histoire de Willow était si peu extraordinaire qu'elle n'aurait pu en aucun cas faire office de chapitres.

En effet, ni sa naissance, ni ses premières années furent notablement incroyable, sinon qu'elle fut une petite fille qui ne faisait pas beaucoup de caprices. En revanche, il est préférable d'avancer le fait que ses pouvoirs, en tant que lunérienne de pure souche, se développèrent à l'âge de huit ans, alors qu'elle n'était entrée seulement en cours élémentaires que depuis deux ans.
A partir de là, et pendant plusieurs mois, voire plusieurs années (trois pour être précis), la petite eut fait une rare part de sa présence en classe. Sous l'aile d'un précepteur qui eut le pouvoir de bloquer ses propres pensées par un pouvoir qui fut le sien à la naissance, elle apprit maladroitement à se concentrer, et à dompter toutes ces bribes de mots, et le brouhaha incessant de la vie qui se tenait autour d'elle.

Il aurait été mentir de dire qu'elle n'eut pas souffert de ces années d'exercice. Lorsque sa famille - son père, sa mère et son jeune frère de trois ans à peine son cadet - comprit la dangerosité de ses capacités, ils la placèrent entre les mains de ce précepteur. La mettre en orphelinat aurait été périlleux, et à son âge, délaisser une enfant aurait été cruel. Ainsi, elle perdit ses homonymes, et continua avec le lunérien Chokmah, le précepteur ainsi dénommé tuteur.

Ses années, de dix à vingt ans, furent de ce fait surveillées de près. Son nouveau patriarche - elle le voyait comme tel du moins - lui fit passer au cou le cristal, et lui apprit le reste : vivre en société. Mais lorsqu'il la quitta, débrouillarde et majeure, elle tomba dans le néant.

Personne ne voulut d'elle. Elle, la télépathe. Elle pouvait tout savoir de vous rien qu'en le désirant.

Mais le désirait-elle ? Certainement pas.

Elle s'était battue des années durant pour parvenir à vivre correctement, comme si elle n'eut pas été victime de ce poids. Et depuis, elle vivait là, dans cette petite bicoque, à regarder les jours passer et à écraser son pinceau sur sa toile.